2024 – Bérengère Cournut

Hier j’ai vu une baleine dans la Seine
Texte écrit pour le catalogue de l’exposition éponyme à Centre d’Art Camille Lambert de Juvisy, 2024

Au début, il faisait noir. Je n’entendais que le vent.
Le vent qui claquait, comme un drap, comme une voile tendue dans la nuit.
J’ai cru, tout d’abord, que mon lit se déchirait.
Que j’allais tomber.
Alors je me suis accrochée au sommeil, aux rêves non encore formés.
J’espérais qu’ils me révèlent d’où venait le vent. Et pourquoi il frappait ainsi à la peau de mes tympans.

*

Sans savoir pourquoi, les yeux toujours fermés, j’ai levé les bras. Lentement.
C’était le vide autour de moi.
Le vent soufflait toujours.
Ici, au loin – peu importe. Il soufflait. Mes os et mes oreilles en étaient pleins, tandis que mes bras, eux, étaient immobiles. Suspendus dans la nuit.
J’attendais.

*

Puis le voyage s’est présenté de lui-même.
Au début, ce n’était qu’un point lumineux. Une tête d’épingle entourée de cristaux en train de se resserrer.
Je ne savais pas si ce serrement était une invitation au passage ou, au contraire, une menace d’engloutissement.
En contemplant cette tache de lumière, je ressentais les deux. Sans doute est-ce pour cela que quelque chose en moi était suspendu, tandis qu’autre chose recevait, vibrait sous le vent.
Ce qui était clair en même temps, c’était que ce point séparait deux mondes. Celui dont je venais et celui qui se trouve de l’autre côté – dont nous ne savons rien, sauf qu’il résonne en nous. Et qu’il existe parfois des liens entre des choses, des gens et des lieux qui ne se côtoient pas.
Il me faisait l’effet d’un point chaud aussi. De ceux qui apparaissent un jour à la surface de la Terre, forment un volcan et sont repoussés plus loin, en des monts figés, tandis que d’autres montagnes naissent. C’est ainsi que les reliefs se forment, et que se sédimentent nos histoires, nos élans.

*

Après un long temps de contemplation, sans jugements, sans pensées, l’idée de menace s’est dissoute d’elle-même – et j’ai tendu les bras, à nouveau. Vers l’avant.
Le vent soufflait toujours avec fracas. À mesure que le point lumineux se rapprochait, la peau de mes tympans vibrait avec plus d’intensité, et mes os tremblaient. Je savais le risque que je courais. Celui de me réveiller ou de mourir. J’étais prête.
Finalement, la lumière a saisi mes poignets et j’ai été happée, d’un seul coup. Sans douleur et sans cri. Une naissance brutale – à un paysage d’eau et de lumière.
Le vent avait cessé – et fait place au silence.

*

J’étais assise sur un rivage sablonneux.
Mes doigts étaient posés au sol comme des pattes d’oiseaux.
Tout autour de moi, du jaune, de l’ocre, de la mousse et des algues sur les rochers.
J’ai resserré mes doigts et les grains de sable ont crissé. Étais-je au bord d’un fleuve, d’un lac ou d’un océan ?
Quelque chose en moi voulait extraire l’essence de ce paysage, mais je n’en avais pas encore la science, la conscience.
Il me fallait encore attendre.

*

Dans cette attente, mon regard s’est tendu vers l’horizon et à un moment, sans que je le décide, mes muscles l’ont suivi, entraînant mon squelette.
J’étais debout et je marchais vers l’eau.
Un oiseau criait à chacun de mes pas.

*

À présent, mon corps est penché au-dessus du rivage.
Je ne suis rien d’autre que la surface de l’onde. La surface plissée par le vent, les vagues – dans un mouvement qui se renouvelle à l’infini, et étrangement silencieux.
Seul l’oiseau continue de scander quelque chose, derrière moi. Le décompte d’un cheminement intérieur, peut-être. Ou d’une transformation.

*

Mes mains, immergées jusqu’aux poignets, ont changé de couleur et de forme. L’oiseau, maintenant posé sur mon épaule, continue de crier, à intervalles réguliers. En plus du son de sa voix, je perçois son souffle. Sans avoir besoin de le regarder, je vois, je sens sa petite langue noire se rétracter à chaque mouvement de gorge.
De mes doigts qui ondulent, je fais venir les poissons à nous.
Bientôt, je saurai nourrir le poisson en moi.

*

Je ne sais toujours pas au bord de quelle eau je suis. Son silence, son immobilité semblent dire lac, mais je viens de la goûter, et elle est saumâtre.
Je dois m’y enfoncer.
La pente est naturelle, vers plus de profondeur.
Mon corps, immergé en quelques pas, a maintenant toutes sortes de couleurs, de reflets. Bruns, jaunes, verts, mordorés.
Chaque mouvement me fait varier.
L’oiseau continue de crier.

*

Quelle bonne idée était-ce, de plonger…
L’oiseau, enfin, s’est tu.
Il n’y a plus désormais que l’onde et les reflets de la lumière venue de l’autre monde. L’ancien.
Et un son. Sans origine précise. Enveloppant.
Une suite de mugissements doux, qui racontent une autre histoire que la mienne – tout en m’appelant.
Devant moi, mes mains filent comme des poissons poursuivant leur mère ou l’histoire de leur naissance – ce qui revient au même. Je les suis – sans peur.
Sur mes épaules, je sens encore les serres de l’oiseau. Son cri a disparu, mais il me reste sa morsure.
Ma peau en sera parcheminée. C’est bien.

*

Voilà, j’y suis.
C’est elle qui appelait.
La baleine.
Ce corps immense. Rempli d’entrailles, dans un squelette aux proportions de refuge, de maison. Une peau parchemin dessus. Et son œil, minuscule, qui recèle à la fois l’éclat des temps anciens et leur mystère – leur éloignement.
Il m’apparait encore plus petit que lorsque je tendais les bras vers lui, mais je le reconnais : c’est cet éclat qui m’a guidée jusqu’ici.
Et la baleine, de son œil, m’implore.
Elle a voyagé depuis l’autre bout des océans. Depuis les profondeurs sans lumière. Et elle a besoin d’air. De temps en temps.
Elle a chauffé mes ancêtres, donné sa graisse et ses fanons, offert son flanc aux bateaux et aux naufrages.
Nous sommes tout à fait étrangères l’une à l’autre et, pourtant, mon corps est là – contre le sien. Coulé, en quelque sorte.
Quittant son œil, à sa demande, je vais coller mes narines à son évent. Je lui insuffle la quantité misérable d’air qu’elle me demande.
Mes poumons ne sont rien, mais j’ai en moi, selon elle, la capacité de ranimer son souffle. En lui abandonnant l’essentiel de ce que je suis, c’est-à-dire le mouvement.
Dernière expiration. J’abandonne tout. Et c’est un soulagement.

*

Je me réveille au bord de la Seine.
Ma maison y est depuis toujours. Je suis née là.
Dans le jardin, les traces de mes pieds nus dans l’herbe.
Et des draps, des murs qui sèchent – après avoir pris la pluie.
La tempête de cette nuit est en moi autant qu’en eux.
Nous ne sommes que des traces.
Et tout est bien ainsi.

Bérengère Cournut