2023 — Déposer le paysage, Marie Cantos

Texte publié dans le catalogue La Ronde 7 à l’occasion de l’exposition au Musée des Beaux Arts de Rouen, édition Silvana

Cela faisait des années que je regardais le travail de Natalia Jaime-Cortez. Avec ce mélange particulier d’attention et de distance que l’on réserve parfois à celles et ceux dont on se sent trop proches.

J’avais dérivé au sein de ses installations, assisté à ses corps à corps avec son matériau- presque-peau, et imaginé plonger les mains avec elle (ou ses complices) dans les eaux vives de nombreux cours d’eau, tout autour du globe. J’avais déjà ressenti, sous la plante de mes pieds, remontant le long de mes jambes, faisant tanguer mes épaules, le léger dévers de son atelier – nécessaire à l’écoulement de l’eau, et de ses couleurs.

Je gardais de certaines de ses expositions le souvenir ébloui d’une rencontre puissante et vaguement irrationnelle. Plus à l’Est que mes habitudes, au début de l’hiver 2018 (1) : au mur, la couleur affleure à la surface, ailleurs, sur de plus petits formats, elle s’agrège au bord ; au sol, les papiers pliés le sont restés, pris dans une gangue de sel qu’un trempage prolongé dans un marais de Guérande aura formé ; une étrange vidéo de corps estivants s’allongeant sur des pierres d’une insoutenable blancheur – la mort dans une lumière crue.

Je ne lui avais jamais confié que cette exposition m’était apparue comme un portrait en creux de l’inconnue de la Seine (figure qui m’obsède), et que je ne m’en étais sentie que plus proche d’elle.

Dans le livret d’une exposition (2), l’artiste évoque le livre Mahmoud ou la montée des eaux d’Antoine Wauters (3). Un vieil homme y plonge, littéralement, depuis sa barque au milieu d’un lac, à la recherche de ses souvenirs. Ce lac, il s’est formé à la construction d’un barrage, dans les années 1970, sous le régime d’Assad – le père. Ce lac, il a, alors, englouti le village de Mahmoud. Je rougis, je ne veux pas faire le rapprochement, je le sais indécent, et pourtant, il s’impose à moi et je me revois, enfant, en Corrèze, épouvantée par le spectacle vertigineux des villages fantômes au fond des décaissements, lors des vidanges des (nombreux) barrages qui y ont été construits, au fil du XXe siècle.

J’ai toujours été sensible à l’économie de moyens avec laquelle œuvre Natalia Jaime- Cortez – ses gestes, simples, ses matériaux, pauvres. Il y a là quelque chose d’éminemment politique. Et bien que le corps soit présent, à l’écoute et en prise avec les phénomènes, les gens, avec son papier de calligraphie, un peu épais, avec le charbon, les pigments, l’encre dorénavant, avec l’eau de pluie d’abord, des marais ensuite, l’eau qui court aujourd’hui, il laisse faire. Son corps laisse faire. Ça coule, ça s’imprègne, ça vire et s’invente une nouvelle colorimétrie, ça se sédimente, ça s’altère. Le corps laisse faire, avec patience. Le temps se dilate. J’ai appris, amusée, qu’en sus de la danse qu’elle pratique d’ailleurs encore, l’artiste s’était également formée au tissage et, plus récemment, à la technique de la fresque. Où la nécessaire agilité des gestes sert des processus lents et laborieux. Le temps travaille dans l’infinitésimal, dans les bulles d’eau et d’encre mêlées qui éclatent et sèchent. Ses papiers colorés eux-mêmes, lambeaux ou grands lés, passent le plus clair de leur temps au repos, réserves d’aubes pâles, de crépuscules incendiaires, de limons troubles et glauques, de dormances étoilées de froid, de paysages à reconfigurer, tous soigneusement rangés entre chaque exposition.

La première chose que Natalia Jaime-Cortez m’a montrée, lorsque je suis retournée voir à son atelier, ce printemps, après tant d’années, c’est une photographie. Certes : les bains, la révélation progressive, l’omniprésence de l’absence… N’empêche : ses vidéos mises à part, l’image avait, depuis fort longtemps, quitté sa pratique. Cette photographie, m’expliqua-t-elle, avait été prise une vingtaine d’années plus tôt, en Syrie, sur les bords de l’Euphrate où, jeune étudiante, elle avait fait le voyage, avec quelques amies, en voiture. Cette photographie l’avait accompagnée durant des années sans intégrer son corpus d’œuvres. Croyait-elle. Mais l’eau sait cela : s’insinuer, se faire un chemin. Elle ne l’avait retirée que très récemment (4), dans un bain à l’eau de mer qui l’avait délicatement teinté de rose, puis l’avait enfermée dans du plâtre.

Ce jour-là, à l’atelier, nous avons parlé de tout, de rien, et puis, finalement, de son intervention à venir au musée des beaux-arts de Rouen. Nous retardions ce moment, intimidées par le contexte : l’histoire de l’art, la peinture, les Impressionnistes. Elle a dit « je crois qu’il faut déposer le paysage », en ouvrant les bras et s’inclinant vers le sol. Venant d’une performeuse ayant longtemps pratiqué le butō, ce geste, même spontané, furtif et peu emphatique, m’a saisi. Quelque part, au loin, dans mon cerveau, j’ai pensé « ah, tiens », comme on dépose une fresque de son mur, une toile de son châssis (5), mais là, sous mes yeux, à ses pieds, dans cet atelier, j’ai surtout imaginé la dépose d’une charge – des armes, d’une autorité, peu importe. J’ai songé à cette scène décrite quelque part par Élysée Reclus et que je n’ai jamais pu resituer, une fois rentrée chez moi, le nez dans les quelques ouvrages du grand géographe anarchiste que recèle ma bibliothèque : des soldats – qu’il n’aimait guère évidemment – qu’il aurait vu se dévêtir au bord d’un cours d’eau et s’ébattre là comme des enfants.

Longtemps après qu’elle s’est redressée, qu’elle a repris le fil de la visite d’atelier, j’ai continué à observer Natalia Jaime-Cortez, dans ma rêverie, effectuer ce pas de danse, ce pas de dépose, en forme de salut, ce geste d’une humilité folle.

L’eau qui nous constitue, sans laquelle nous ne pourrions survivre, l’eau qui accompagne les naissances, les morts, les renaissances, partout, cette eau qui cristallise tant de luttes et d’enjeux, est peut-être l’un des seuls continuums visibles à notre échelle. J’aimais l’idée qu’elle y délègue des gestes, et y puise les récits d’autres gens.

Je me suis dit que l’eau, elle aussi, dessinait et sculptait. Qu’elle traçait d’amples courbes et des sinusoïdes plus accidentées, sur terre et sous terre. Qu’elle pouvait également creuser, modeler, polir. Mais je me suis surtout dit qu’elle était peinture. Que cette spatialisation qu’opérait l’artiste et qui allait, jusqu’ici, de pair avec une forme de défiance vis-à-vis du médium, était là depuis Les Nymphéas de Monet. Que toute la terminologie – aqueuse – de son travail (6), était celle de la peinture. Que les protocoles qu’elle avait pu mettre en place et qu’elle poursuivait aujourd’hui d’une certaine manière l’inscrivait bon an mal an dans cette histoire à laquelle je l’avais secrètement toujours reliée.

Que l’eau est, tout à la fois, fond et surface, dissolution et précipitation, volume et délinéation, regard vers l’horizon et déposition, ainsi que la peinture.

1 Journées, exposition personnelle de Natalia Jaime-Cortez, Galerie Modulab – Metz, décembre 2018, commissariat de Camille Paulhan à l’invitation d’Aurélie Amiot.

2 À combien de pas dormez-vous de l’eau ?, exposition personnelle de Natalia Jaime-Cortez, Les Tanneries CAC – Amilly, janvier-mars 2023, commissariat et invitation d’Éric Degoutte.

3 Livre paru chez Verdier (Paris), en 2021.

4 Ce bas-relief des plus minimalistes sera exposé en 2021, sur l’une des façades extérieures du Prieuré Saint- Cosme, à Tours ; le plâtre cédant progressivement sous les assauts conjoints de la pluie et du soleil, la photographie se révèlera une seconde fois (Les portants, exposition personnelle de Natalia Jaime-Cortez, avril- septembre 2021, commissariat et invitation d’Anne-Laure Chamboissier).

5 Association de pensée d’historienne de l’art : on dépose tout autant les tuyaux, les moteurs, les serrures. Mais peut-être étais-je déjà au musée des beaux-arts de Rouen, et aurais-je même pu songer aux dépositions de croix… Mais il n’en fut rien.

6 Eau, surface, écoulement, imprégnation, séchage, rétractation, etc.