2023 – Aires, par Camille Paulhan pour la revue Roven

Natalia Jaime-Cortez

Une équilibriste (début)

Je découvre un ensemble de dessins de 2010 s’intitule Les faux jumeaux, soleil gris (recherche d’axe, étude des corps). Natalia Jaime-Cortez semble être en quête du point idéal d’équilibre – entre deux formes jumelles, entre des lignes rayonnant à partir d’un centre. L’année suivante, elle dessine des colonnes vertébrales maintenant des corps à peine esquissés. Elle n’a pas la prétention de déclarer qu’elle trouve : elle cherche. 

Questions d’outil

Alors étudiante à l’école des Beaux-arts de Paris au sein d’ateliers de sculpture – celui de Vincent Barré puis celui de Richard Deacon – Natalia Jaime-Cortez s’interroge sur la place qu’occupe l’outil dans son travail. Ce n’est pas qu’elle rêve de s’en débarrasser, c’est plutôt qu’elle se demande comment faire pour épurer son rapport à ce qui, d’une certaine manière, l’encombre. Si elle dessine déjà (à l’encre de Chine), s’intéresse au moulage ou à la photographie, elle a également une pratique sculpturale singulière. Elle s’y adonne assise, et manipule des cordes et des ficelles qu’elle noue entre elles. Ses tirages de l’époque montrent des nœuds dans les cheveux de modèles. Le nœud, en sculpture ou en coiffure, peut s’éprouver aux doigts, sans outils. On pense aux larges nœuds d’Eva Hesse, aux légers entortillements de Pierrette Bloch. La main seule peut beaucoup, et puis le nœud peut se défaire, se refaire, et les gestes s’additionner. Dès la première année à l’école, elle est marquée par un stage de butō qu’elle suit auprès de Maki Watanabe. Cette danse qu’elle ne connaissait jusqu’alors pas la convainc que l’outil, décidément, peut être parfaitement superfétatoire. Elle découvre de nouveaux modes d’expression d’un corps en mouvement tout en lenteur, et la perception du monde extérieur comme intérieur via un épiderme incontestablement poreux. La pauvreté inévitable de la pratique de la danse (comme de la performance) l’intéresse, pour sa possibilité d’existence sans objets : « Après tout, tout le monde a un corps », constate-t-elle. 

L’appel de l’ailleurs

Lors de son diplôme de fin d’études en 2007, outre une performance qu’accompagnaient des séries de volumes fantomatiques – restes de sculptures d’autres élèves, enserrés dans du tissu blanc cousu – Natalia Jaime-Cortez présente une photographie d’un pont désaffecté dans la Creuse. Ce qui l’intéresse, c’est l’idée du bord, de la frontière, de la rive. Depuis l’enfance, elle voyage, d’abord avec sa famille, ensuite avec ses amis. Dans son esprit, le déplacement s’assimile à une danse : errance du corps, contact avec d’autres (personnes, cultures), expérience collective et solitaire à la fois. Étudiante, elle voyage avec des amis de France jusqu’en Syrie dans une simple voiture, « traversant l’Europe comme dans une lente glissade », une expérience qu’elle qualifie aujourd’hui de vertigineuse, au regard des bouleversements tragiques qu’a connu le pays. Plus tard, elle se rend avec des élèves des ateliers Barré et Deacon en Inde, puis séjourne à São Paulo dans le cadre d’un échange, enfin se rend en Chine. Loin d’elle l’idée de se vanter que l’on a « fait » tel ou tel pays ; son désir est plutôt de se fondre, de lentement se couler dans un espace autre. En Inde, elle se refuse à accumuler, emballe des objets avec la toile de jute qu’elle trouve sur place, natte des branches de palmier. Au Brésil, elle expérimente la danse, mais tout simplement met son corps à l’épreuve aussi bien dans la ville – effusive – que dans la nature amazonienne, dont elle ressort ébranlée. Plus tard, elle voyage au Mali puis au Maroc, où elle se forme au tissage, au temps long. Parallèlement, ses œuvres aussi se conçoivent comme partie intégrante du voyage : elle qui peut monter toute une exposition uniquement avec une simple valise, dans laquelle ses dessins se déplacent, pliés, repliés et surpliés, place la mobilité au centre de son travail. Après 2020 et la pandémie, comme avec l’urgence écologique, le voyage se réinvente : les œuvres peuvent circuler, sans l’artiste. L’économie de moyens de ses œuvres de papier n’est pas une contrainte, plutôt une valeur politique. Après tout, des amis et des connaissances peuvent bien glisser quelques papiers dans leurs affaires au cours de déplacements lointains, et effectuer le geste de trempage si emblématique de son travail des années 2010 (avec le pli et l’ajout de couleur). Sa seule condition, lorsque d’autres qu’elle imbibent ses papiers dans une nouvelle eau : que cette dernière ne soit pas stagnante, mais qu’elle soit comme un corps, nécessairement mobile. 

Ne pas se baigner deux fois dans le même fleuve

De sa pratique photographique aux Beaux-arts, Natalia Jaime-Cortez a évacué l’image. Mais elle n’a pas oublié ce qu’elle en aimait profondément : le travail dans l’obscurité, la répétition des gestes qu’une certaine précision oblige, le passage de bac en bac, le terrain aquatique que la révélation, le bain d’arrêt et le fixateur induisent. Au début des années 2010, elle retrouve cette fluidité dans le dessin. Se souvenant de ses désirs sculpturaux et dansés de sobriété, elle choisit un support unique – un papier thaïlandais très léger et très résistant, de format carré –, un matériau unique – de l’encre de Chine – ainsi qu’un outil unique, un seul pinceau. Elle dessine alors des mots, des formes (plutôt informes), des taches, accumule les lignes, recouvre et dilue. En 2013, à l’occasion d’une résidence à l’H du siège à Valenciennes, elle adopte un langage : les papiers seront pliés, puis travaillés à l’encre. Plus tard, elle préfère à la densité de l’encre la vulnérabilité des pigments purs si volatils, qu’elle brosse sur le papier avant de le tremper, coin après coin, dans l’eau. 

Je découvre le travail de l’artiste lors de sa participation à l’Art dans les chapelles en 2016, où elle présente notamment un grand papier recouvert de poudre de marbre et de pigment blanc, trempé dans le delta du Mékong. Une vidéo d’elle entrant dans la mer jambes dénudées atteste de l’action, mais je la crois sur parole. Peut-être est-ce que parce que j’aime ce petit conte qui imagine que le vaste papier presque doré sous la lumière bretonne de la fin d’été a voyagé, dans une simple valise, depuis les eaux troubles du puissant fleuve au Viêt Nam jusqu’à la chapelle Sainte-Tréphine de Pontivy. Jusque-là, Natalia Jaime-Cortez n’avait utilisé que de l’eau de pluie ; même si la différence physique entre cette dernière et celle du Mékong n’est que très légère, elle sait bien que chaque eau charrie son lot de représentations. La même année, elle commence à travailler avec des marais salants de Guérande, mettant à épreuve cette eau qui se découvre ici visqueuse et cristallise tout sur son passage, refusant de sécher complètement, soumise aux aléas de l’humidité et de la température. Ses papiers suintent et vivent, se craquèlent d’un sel aux reflets scintillants. Très récemment, au cours d’une résidence aux Tanneries en 2022, elle interroge les habitants du territoire de Montargis, sur lequel serpente le Loing : « À combien de pas dormez-vous de l’eau ? » Elle retrouve la fluidité de l’encre de Chine, avec laquelle elle retranscrit les réponses : un enfant a dit qu’il habitait juste à côté de l’eau, qu’il entendait l’eau quand il allait se coucher. Il avait oublié à quel point cette dernière était voisine de son quotidien. Le voyage n’est pas nécessairement des plus lointains, il peut s’inventer au pied des territoires les plus proches, où les imaginaires déjà se construisent. 

Minéralités

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le travail de Natalia Jaime-Cortez, animé depuis de nombreuses années par la fluidité et la sinuosité de l’(et des) eau(x), possède également une forte puissance minérale. Il suffit d’avoir visité son atelier au cours de ces dernières années pour s’en convaincre, d’avoir été environnée par les pigments en suspension dans l’air ou ayant tout recouvert de leur poudre légère. En 2017, elle filme dans le silence de l’atelier une simple mouche enrobée d’une épaisse couche de pigment bleu, et qui tente de se débarrasser lentement de ce qui l’enveloppe. Mais le minéral n’a pas eu que cette présence pulvérulente dans le travail de l’artiste : en 2018, elle se forme à la fresque, et le processus de carbonatation la passionne : ainsi le dessin pourrait acquérir la dureté de la pierre – elle pour qui cette pratique s’est toujours ancrée dans de légères mais solides feuilles de papier. Cette même année, elle réalise dans une carrière de pierre marbrière de Tavel (Gard) deux courtes vidéos. Dans l’une, La carrière, on la voit grimper, non sans peine, sur un vaste éboulis. Elle disparaît un temps, avant de réapparaître, ses pas sont décidés mais la structure chancelante hésite sous son poids. L’autre, Solarium, la met en scène avec sa sœur : les deux silhouettes, habillées semblablement (robe à fleurs, lunettes de soleil, chapeau, sandales…) s’avancent vers deux piles de pierres parallélépipédiques immaculées. Comme dans une chorégraphie de Trisha Brown, les deux jeunes femmes s’allongent sur ce qui ressemble moins – contrairement à ce que le titre induit – à un espace de bronzage qu’à des pierres tombales. Les yeux dans le soleil, leur respiration se synchronise. Sur ces pierres, écrit l’artiste, « nous sommes liquide et solide », et même : « nous défions la mort ». 

La couleur, toujours

Le travail de Natalia Jaime-Cortez a toujours été radical dans son lien à la couleur : il y eut l’opacité sombre de l’encre de Chine à la sortie de l’école, la blancheur lumineuse du marbre une dizaine d’années plus tard. N’était pas sépulcrale celle que l’on croyait – moralité, ne jamais se fier à la clarté. Entre les deux, l’artiste avait vogué entre les couleurs primaires. Entre 2014 et 2016, elle débute un cycle de performances autour du jaune (Chant), du rouge (L’inaugure) et du bleu (Il y a une grande quantité de bleu pour dire le bleu). Le jaune sera un papier imprégné de pigments, lentement déplié pour mettre à nu sa brillance poussin, et bientôt recouvert d’un autre papier imbibé de noir. Le rouge se dévoilera différemment, caché dans des plaques de plâtre blanc que l’artiste brise sous son poids au fur et à mesure. Le bleu, enfin, sera dissimulé dans une boule, roulée et malmenée jusqu’à l’éclatement. Les gestes oscillent entre le soin et la lutte ; Natalia Jaime-Cortez finit entièrement recouverte de pigment bleu, plus heureux de se coller à ses pores (ses mains, ses avant-bras, son visage tout entier) qu’au papier calque qui ne le fixe pas. Comme la mouche que j’évoquais tout à l’heure, elle aussi pourrait bien se frotter les pattes pour se débarrasser de la couleur. Mais elle ne le fait pas : les pigments, après tout, sont au cœur de son travail de dessin, à la même époque ils volètent constamment à l’atelier. Elle brosse au balai ses grands papiers ou travaille à plat avec des jus pigmentés, avant de les tremper dans l’eau. En 2019, une résidence au Prieuré Saint-Cosme, dans la Loire, la bouleverse. Après la poussière pigmentée, qui teinte et s’égare entre deux coups de vent, elle veut revenir à des couleurs plus franches, aux dégradés dilués. Elle imprègne les papiers, les fait sécher, les réimprègne, les retrempe. Parfois, elle les déplie, à d’autres moments non : l’œuvre est comme un chat de Schrödinger (jaune peut-être ? ou alors vert tirant sur le bleu, voire même une touche de rose – on ne saura pas). Le fleuve qui passe au pied du prieuré nourrit ses réflexions ; rien que le fait qu’il soit présent lui suffit. Elle commence une nouvelle série où le trempage n’est plus nécessaire : pour ses « lambeaux », elle teint des papiers préalablement déchirés, qu’elle associe par la suite à l’aide de discrets aimants sur des structures métalliques. Le serpentin délicat côtoie la coupure plus nette : à chaque fois, c’est la bordure légèrement frangée qui l’intéresse, sa capacité à boire la couleur. 

Une équilibriste (épilogue)

Natalia Jaime-Cortez me l’explique : son atelier du Pré Saint-Gervais est légèrement en pente (parfois, on peut ressentir un petit mal de mer) : c’est par cette inclinaison qu’elle modèle ses jus, admettant l’aléatoire dans la maîtrise. Accepter que le déséquilibre soit essentiel pour retrouver l’équilibre.  

Camille Paulhan