Elle est partie où la mer ? C’est le vacarme de la lune.
Les pieds dans le ciel 1
Natalia, c’est toujours comme ça que je t’imagine. « Rien qu’un corps pour l’eau et le soleil. »2
Je te vois dans l’eau, parce que je t’ai rencontrée à bord de ses plis.
Il restait de là, poussière coincée entre ses pas. Dans l’inclinaison du sol de ton atelier. Elle est tombée du ciel. Cette eau. Et tu lui as donné comme la manne, l’air du sacré. C’est avec elle que tu fais, comme au butō, d’état en état tout transformer.
Dans la chorégraphie des corps effacés, dans tes surfaces mystères plus grandes que les fleuves. Et pourtant ce n’est que du papier. Inlassablement le même papier. Depuis des années le même papier. Je me dis que c’est une histoire d’amour comme dans les contes insensés. J’aime y voir une voile tendue, par le fracas des bourrasques, mal attelée.
Il te suit alors que tu vis jouissance de le déchirer. Tu me dis que tu as tout essayé. Mais c’est sûr, c’est bien lui, il attend sa calligraphie. Désespéré. Le sésame pour se déployer. En le plongeant dans l’encre, tu le noies dans la masse encore paisible des mots. Lui fais écrire silence dans bain d’écume. Exhaler dans la lie sa peine.
Fluide, aujourd’hui est devenu un mot vanitondé, gargarisé et toi tu le saisies en toute impunité. Tu n’aimes pas la colle. Tu ne veux plus butter contre les lignes fossés. Tu as trouvé comment l’effleurer et le pétrir, sans le rendre altier. En lui offrant ce qu’il te donne, t’en-gorger. Ton eau n’est pas trouble Natalia, elle est couleur défaussée. Tu m’as dit que tu la voulais franche. Tu es passée du pâle au tranché.
Tu la traverses pour réunir ses rives. Tu sais que tu n’y arriveras jamais. Alors, tu patauges dans ses lisières. Dans ses franges que l’on croit évidées. Et te plais à le faire comme enfant à la pelle des châteaux. Tu coupes, découpes, déchires, détrempes. Mais ne recoupes jamais. Tu assembles vite, vite, excitée avant que le jour ne s’allonge pour la soirée.
Et eux, tes papiers, ont silence gardé. Pendus à leur archet. Vibrants acharnés.
Ils sont des pans, ils sont des pleins, comme dessinant la marée, ils font sillons.
Ces papiers pliés ont parcouru quelques eaux du monde entier. Et toi, encore à t’amuser d’eux comme des marées. Tu joues de la bassine pour incliner l’onde arrêtée.
Et puis l’eau s’est retirée.
La terre, je me demande si tu t’en es émancipée parce que tu sais qu’elle est territoire et obsession propriété. En graines de sol, elle se faufile pour combler le moindre trou de liberté. Tu sais que c’est dans les mers. La mer, quand elle relève sa paupière, son sable est limon enfoui par corps chassie. Éclats vivants et morts amers. Ici le soleil traine sans distinction. Joue à la bascule. Comme toi, en dérision, il aime à y rester sans jamais s’y noyer.
1 Emanuele Coccia, « Les pieds dans le ciel », in Libération, chronique Points de vie, 19 septembre 2021. 2 Antoine Wauters, Mahmoud ou la montée des eaux, Verdier, 2021, p.25.
Ce sont des peaux que tu fais apparaître à force de les tanner. Je dis ça parce que dans ton atelier, j’ai eu des sensations tannerie, notes de daim, délicates fleurent ici. Peut être une mercerie. J’ai pensé à une drôle d’imprimerie aussi. Même de près, il fallait toucher pour voir papier. C’est une façon de parler, parce que tu ne les tannes pas tes papiers, tu les impressionnes avec encre, les trempes, arriccio–sinopia–intonaco–giornaté.
Une fois imprégné, ce papier-peau prendrait ton relai façon corps-lambeaux ?
Papiers découpés. Matisse est dans l’espace. Dessine, figure et assemble sur l’immaculé blanc. Dans l’atelier, tu es dans le temps, ses impressions et son recouvrement. Pour exposer, de toutes pièces tu fabriques l’espace avec le papier. Tu m’as encore dit : là, je suis dans le présent, ce n’est plus une couleur qui s’efface ou revient comme la marée, ici c’est franc. Horizontal et pas plan, mais plat comme le sable de l’eau qui se retire et se tend dans l’estran.
Tu préfères le transitoire et les formes alluvions. En suspension, ses corps Matisse –, dansent ou lévitation ; toi tu dessines la chute, construis la chute, ériges les chutes. Il n’est pas question de contrer la gravité avec s’effeuiller. Ce que je veux dire aussi c’est que tu crées ce qui habituellement est en reste, l’existant voué à disparaître. Tu commences là où ça devrait terminer.
Claire LUNA